Ensauvager la ville pour réconcilier biodiversité et société ?
Expérimentations en cours dans deux sites de Blois
Enjeux
Face au déclin drastique de la biodiversité, plusieurs stratégies sont testées pour faire des villes des lieux accueillants pour une flore et une faune diversifiées. L’ensauvagement urbain, qui consiste à garder des espaces urbains avec pas ou peu d’interventions de gestion humaine, est une approche prometteuse pour favoriser l’auto-organisation et la complexité des écosystèmes. Les espaces sauvages urbains peuvent être de toutes tailles, de la fissure de trottoir à la forêt non gérée, en passant par des friches et des zones de parc sans intervention. En laissant des espaces sauvages en ville, cela permet aux caractéristiques végétales et environnementales locales (banques de graines et paramètres physico-chimiques des sols, microclimat) de s’exprimer. A l’échelle de la ville, ces différents contextes sauvages créent une diversité de stades végétaux, de la prairie au boisement, qui sont des habitats pour une diversité d’espèces animales.
Au-delà de la démarche écologique, l’ensauvagement urbain requestionne nos rapports sociétés-nature sauvage. Historiquement les villes, qui couvraient des espaces beaucoup moins importants que maintenant, étaient des lieux conçus pour les hommes où la végétation, perçue comme une structure ornementale, était sélectionnée et contrôlée. L’ensauvagement urbain modifie radicalement cette vision, et propose de reconnaître l’altérité des autres êtres vivants en leur laissant des lieux de vie non pensés par et pour les hommes.
La non intervention ne signifie pour autant pas l’absence de présence humaine, mais promeut des activités humaines moins interventionnistes et plus attentives aux milieux. En ville, laisser des espaces sauvages renouvellent les expériences urbaines du quotidien. Les connaissances sur la réception des espaces sauvages urbains par les citadins restent modestes. D’un côté, ces espaces peuvent être mal vécus et perçus comme faisant concurrence avec les usages humains. A l’inverse, les espaces sauvages peuvent également générer de nouvelles expériences esthétiques, qui enrichissent nos perceptions sensorielles, nous connectent à la nature et soient sources de créativité et d’imagination pour parents et enfants. Notre connaissance des perceptions du sauvage urbain est à approfondir pour identifier les conditions qui permettent d’équilibrer bien-être des citadins et amélioration de la biodiversité.
L’ensauvagement peut aussi être abordé comme un projet de conception et de gestion des paysages urbains, qui cherche à agencer l’espace pour conserver la biodiversité et favoriser la cohabitation hommes-autres espèces en ville. Passer à l’action dans les espaces publics implique de comprendre les différents niveaux de prise de décision des municipalités, depuis les stratégies politiques, jusqu’aux documents de gestion des services et leur appropriation par les agents de terrain. Les obstacles aux actions écologiques sont tout autant liés à des causes organisationnelles et techniques qu’à des manques de volonté.
Expérimentation
Depuis plusieurs années, nous menons des études sur des aspects écologiques et sociaux dans différents types d’espaces sauvages de Blois (friches, rues, bords de Loire, parcs, espaces privés). Ces études, menées à une période donnée, permettent de comprendre la biodiversité de ces lieux et leurs perceptions et usages par les habitants. Pour aller plus loin et comprendre les dynamiques temporelles des composantes écologique, sociale et technique de l’ensauvagement urbain, nous menons depuis deux ans une expérimentation dans deux sites blésois aux histoires et usages contrastés. Il s’agit du Parc de l’Arrou, conçu au début des années 2000 pour faire un lien entre le centre-ville et la forêt de Blois, et du site de grands ensembles des Hautes Saules situé au Nord-Ouest de la ville. Les larges espaces verts de ce site construit au début des années 1970, sont publics mais surtout fréquentés par les habitants des tours d’immeubles. L’école élémentaire Cécile Rol-Tanguy se trouve au milieu de l’espace. Cette étude se fait en partenariat étroit avec des élus, le service parcs, jardins et espaces naturels, et le service biodiversité de la municipalité. Ce partenariat recherche-pratique nous permet de faire de la « recherche-intervention » qui alterne entre plusieurs phases : diagnostic, intervention, évaluation et apprentissage.
Diagnostic
En 2021 et 2022, avec des étudiantes stagiaires en socio-écologie, nous avons fait des relevés écologiques, fait des observations et mené des enquêtes auprès des usagers des sites pour comprendre leurs activités et leurs connaissances des sites, leurs perceptions des différents espaces et de leurs aspects écologiques. Des entretiens collectifs ont également été réalisés auprès des agents de terrain pour comprendre leurs contraintes techniques, leurs idées d’évolution du site et leurs opinions à l’égard d’un ensauvagement plus prononcé.
Les usagers du Parc de l’Arrou se sont montrés en majorité favorables à une gestion plus lâche du site, avec des préférences pour une plus grande hétérogénéité des grandes prairies avec des friches, ce qui permettrait d’apporter des zones d’ombre. Les habitants des Hautes-Saules utilisent actuellement peu les espaces verts et perçoivent peu ces espaces comme des lieux de nature. Ils sont également favorables à une plus grande hétérogénéité de structure végétale et à des zones peu gérées.
Entretiens et ateliers avec les habitants et les enfants sur l’évolution du site des Hautes-Saules, entretien collectif avec les agents municipaux sur le site.
Intervention
Sur la base de ces résultats, nous avons engagé des transformations paysagères des sites à travers des changement de gestion. Avec des étudiants paysagistes, et sur la base d’une nouvelle consultation des habitants, des écoliers de l’école Rol-Tanguy et des agents techniques, nous avons sélectionné des espaces adéquats pour limiter la gestion et favoriser la biodiversité. Courant l’hiver 2022 et le printemps 2023, avec le service parcs, jardins et espaces naturels, nous avons délimité sur le terrain des zones qui deviendront au fil des années des prairies hautes, puis des friches arbustives et arborées. L’emplacement de ces espaces sauvages a été réfléchie de manière à garder une bonne intégration paysagère et à ne pas entraver les déplacements.
Délimitation des zones de friche dans le Parc de l’Arrou (Novembre 2022), évolution des nouveaux espaces sauvages du Parc de l’Arrou (Juin 2023)
Semis d’une prairie champêtre avec les classes de l’école primaire Rol-Tanguy (Novembre 2022), évolution de la prairie et des espaces délimités en friche (Juin 2023)
Évaluation et apprentissage
En 2024, il s’agira, avec le service biodiversité municipal, de se servir de ces changements pour mettre en place des actions d’éducation écologique auprès des écoles et du grand public. A partir de 2026, quand les zones ensauvagées se seront assez développées, nous ferons de nouveau des enquêtes auprès des usagers pour évaluer leurs perceptions de ces espaces sauvages et comment cela a changé leurs regards sur la biodiversité. Ces nouvelles enquêtes permettront de réajuster l’emprise et la spatialisation des espaces ensauvagés si besoin. A l’issue de ces différentes phases d’expérimentation, nous serons en mesure de faire des préconisations socio-écologiques et techniques aux municipalités, pour faire des villes des lieux de rencontre entre les hommes et les autres êtres vivants.
Sébastien Bonthoux, Nicolas Legay