Il est des lieux qui, si l'on met de côté les contraintes pédologiques, échappent à toute logique de construction paysagère et qui pourtant, génèrent une esthétique propre. Parmi ceux-là, les sites industriels occupent une place de choix. Nous vivons tous ces lieux, nous les utilisons parfois, les admirons ou les subissons de manière plus ou moins directe.
J’ai souvenir de mon enfance dans le quartier des Vinaigrerie à Orléans. C'est là où, séparés par quelques étroites ruelles, se confrontaient vieux hangars et fleuve sauvage. De l'exploration d'une friche à une chasse au lézard sur les quais de la Loire, s'est construit, entre méfiance et admiration, un intérêt particulier pour ces lieux populaires chargés d'histoire. Si nous percevons généralement d'une manière positive la grandeur des paysages "naturels": la haute montagne, les déserts, les côtes encore préservées de l’urbanisation ; les sites industriels nous interrogent sans cesse. Ces lieux du présent, en perpétuel devenir, émergent d'un passé qui a construit l'identité territoriale de nos sociétés occidentales contemporaines.
Au débouché du canal du Rhône à Sète, entre Balaruc-Les-Bains et la cité de Brassens, au bord de l'Etang de Thau, on peut se perdre dans une friche donnant sur un ponton désaffecté, des rails émergent ça et là, deux silos monumentaux dominent la lagune et marquent la fin des dernières collines du Languedoc avant La Grande Bleue. Derrière cette cathédrale profane d'acier apparaît un trou béant, des étangs et des arbres alignés. Une ancienne carrière se terre entre la garrigue et la mer. Ici, persistent les restes d'une histoire entre territoire naturel et société moderne.
Entre Sète et Montpellier, le massif de la Gardiole marque le dernier relief avant l'horizon salé de la Méditerranée. La garrigue y domine les vignes, les lagunes, les habitations, les ports et les usines. En ses points les plus élevés, on y embrasse la "Mer calme" peinte par Courbet. Au sein de ce paysage, le groupe Lafarge exploite plusieurs carrières et extrait du calcaire, comme on mange une montagne, fournissant les matériaux nécessaires à notre gourmande frénésie constructrice. Le "repas" terminé, reste un trou. Sur les délaissés industrio-portuaires du secteur, transpire l'histoire d'un passé glorieux, celui de l'avènement du rail, de la grande époque du Muscat de Frontignan et de la pêche à la daurade ; on sait aujourd'hui les difficultés que traversent ces activités : le rail a disparu sous la friche, les pinardiers ont du mal à faire le plein, le poisson se fait rare... Ces sites restent pourtant des lieux stratégiques dans le développement du territoire de la région sètoise et comportent une foule d'enjeux écologiques, urbains, financiers et géopolitiques.
Au-delà de toutes ces considérations, que représentent finalement ces lieux ? Comment percevons-nous ces territoires et quel est le rôle du paysagiste face au constat d'une consommation nécessaire de matériaux et d'espace, de territoire au sens géophysique ? Existe-t-il un modèle et une méthode de reconversion pour ces endroits qui témoignent de notre passage, de notre histoire ? Nous savons faire disparaître des montagnes et ensevelir le littoral sous les usines, qu'en est-t-il après ? Quel devenir pour ces reliques ?
On aurait, par instinct, envie de le remplir ce trou, de le combler avec ce qui se fait usuellement autour : des maisons, des hangars… Cet endroit est aujourd'hui une charnière entre habitat, zone industrielle et espace naturel, de quel côté doit-il basculer ? Dans cette attente, c'est le sol du lieu même qui dévoile par ses traces la volonté de recouvrir un usage abandonné, une fonctionnalité, une utilité. Ce site est largement marqué par l'industrie et ne semble pas aspirer à une autre vie, dès lors, comment concevoir un lieu entre économie de territoire et mise à contribution d'espace ? Est-il possible de concilier industrie et utilisation raisonnée des ressources naturelles ? Peut-on concevoir aujourd'hui des espaces de nature accessibles, vivables et tout aussi bien fonctionnels, utiles ? Pourquoi pas une promenade dans une usine à recycler, à dépolluer, à dessaliniser ?
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