Interview de Jeanne Pyskir, diplômée en 2022
Après son stage de fin d’études, Jeanne a été recrutée par l’agence de paysage Verte Landskap à Alta, dans le Finnmark norvégien, environ 400 kilomètres au nord du cercle polaire. Nous lui avons posé quelques questions sur son parcours et ses choix.
Peux-tu te présenter, d’où tu viens, pourquoi et comment tu es arrivée à l’école ?
Je m’appelle Jeanne, j’ai 36 ans, j’ai grandi à Roanne dans la Loire (42) et j’ai commencé à travailler en tant qu’ergothérapeute auprès d’un public d’adultes en situation de handicap, le plus souvent liée à des accidents ou maladies neurologiques. Après une dizaine d’années de travail, j’ai eu envie de changement dans ma vie professionnelle, dans laquelle je ne me trouvais pas assez créative et pas assez connectée au monde végétal et au jardin, domaines qui m’intéressaient beaucoup et dans lesquels j’avais envie d’apprendre. Au début, la perspective de changer de métier me paraissait insensée, mais à en discuter avec des proches qui avaient pu faire une reconversion et qui s’y trouvaient bien, petit à petit je me suis plongée dans l’aventure. Je me suis renseignée sur le métier de paysagiste, mais aussi sur les professions liées au jardin. Je me suis rendue à des journées d’information, des journées Portes Ouvertes, et j’ai contacté des paysagistes concepteurs qui avaient suivi différentes formations, à temps plein ou à temps partiel, pour comprendre comment ils avaient géré leur cursus. Je me suis orientée vers le métier de paysagiste concepteur parce qu’il alliait selon moi une part de travail de conception, de dessin, et une part d’apprentissages scientifiques, d’ingénierie, qui me donnaient le sentiment d’une formation riche. Le côté académique ne me faisait pas peur non plus, et je crois a posteriori qu’avoir le goût de la lecture et de l’écriture m’a aidée dans mon cursus. Après une année de préparation au concours et de démarches administratives en complément de mon travail pour obtenir le financement partiel de mes études, j’ai pu rentrer à l’école de Blois en DEP1.
Venant d’un autre milieu professionnel, comment s’est passé l’approche du projet de paysage ?
À vrai dire, elle a été assez dure. Je pense que j’ai reçu une belle claque quand je suis arrivée à l’école, d’une part parce que le rythme très soutenu imposé par le cursus m’a complètement déstabilisée, même si j’étais très investie dans mon métier d’ergothérapeute et que je travaillais beaucoup, l’immersion dans un système complètement nouveau a bouleversé mes repères et mon organisation de travail, et d’autre part parce que j’étais totalement perdue concernant le travail du paysagiste et la gestion du projet. À un moment, je me suis demandée si je comprenais même le mot projet ! Tout me paraissait tellement complexe et abscons, on nous demandait d’observer et ressentir le paysage, d’avoir des intuitions sur les lieux que l’on voulait transformer… J’avais du mal à trouver des bases sur lesquelles m’appuyer. Ensuite, peu à peu, j’ai compris qu’on nous demandait surtout de nous poser des questions, quelles qu’elles soient, qu’il s’agisse du sol, des structures végétales ou des écosystèmes, ou bien des usages des lieux, par exemple, et de nous documenter notamment en nous référant à la littérature scientifique. Je pense que mes études d’ergothérapeute pendant lesquelles j’avais eu à écrire un mémoire d’initiation à la recherche m’ont aidée à faire ce travail et à me rassurer sur les connaissances que je pouvais exploiter dans le projet de paysage.
Comment et pourquoi as-tu choisi ton sujet de fin d’études ?
C’est la question la plus facile ! Pour moi, ça faisait vraiment sens que de lier mon métier passé et mes nouvelles préoccupations de paysagiste. Pour avoir arpenté pas mal d’hôpitaux pendant ma carrière de soignante, j’ai pu constater à quel point l’hôpital allait mal, tant sur le plan des moyens alloués aux soins que celui des locaux, des espaces, de la conception architecture liée au soin. Et puis en ayant vécu longtemps à Paris, j’étais fort sensibilisée à la question des espaces urbains hyper denses, où le vivant (les êtres humains mais aussi les mondes végétal et animal) est sous pression constante. Je me suis dit que les hôpitaux étaient encore un peu des refuges de nature en ville, et que l’on pouvait sans doute s’appuyer sur eux pour réfléchir à des moyens de soulager les îlots de chaleur ou le manque de connexion à la nature que l’on avait si souvent ressenti pendant le premier confinement, autant que pour ramener du bien-être pour les usagers des lieux de soin. J’ai vadrouillé en Ile de France pendant l’été après le DEP2, pour trouver un établissement qui me semblait adéquat. Je repensais souvent à ce que nous avait dit un jour Mathias Rouet, un enseignant de l’école : « Les étudiants choisissent sans cesse des lieux où tout va bien… arrêtez ça! Saisissez l’opportunité de faire vos TFE dans des endroits pourris, où les choses et les gens vont mal!» J’ai arrêté mon choix sur l’hôpital Avicenne à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, en pensant que Mathias pourrait être fier : malgré quelques espaces historiques assez grandioses, le lieu et ses alentours cumulaient des problèmes socio-sanitaires et écologiques massifs. En dépit de tous ces problèmes, j’ai adoré ce travail de fin d’études! C’est une chance incroyable de plancher pendant un an sur une problématique et un lieu que l’on a choisis.
Tu as découvert Alta lors de ton stage de fin d’études, peux-tu nous en parler ?
Après un an plongée sur mon écran d’ordinateur, j’avais très envie de m’évader. La perspective de l’exotisme d’un pays étranger mais aussi de pratiques de paysage différentes m’enthousiasmait beaucoup. Après pas mal de galères pour trouver un lieu de stage qui acceptait des stagiaires – le Covid était passé par là et beaucoup d’agences télétravaillaient toujours – j’ai vu l’agence norvégienne Verte dans le répertoire des stages de l’école. J’ai discuté avec Coline Pacton, diplômée de l’école avant moi, qui avait fait un stage là-bas en DEP1 et qui en était ravie, et ça m’a fait rêver. J’ai envoyé mon portfolio et une lettre de motivation, et j’ai été prise pour l’été.
Bien que la ville elle-même ne soit pas très attirante (elle a été rasée à la fin de la 2e guerre mondiale par les Allemands qui pratiquaient la politique de la «terre brûlée» et reconstruite dans les années 50 sur le principe du fonctionnalisme), c’est une région passionnante et sublime. Très peu peuplé et pourvu d’espaces naturels à couper le souffle (le fjord, les montagnes et les lacs, les plateaux de toundra et de baies, les forêts de bouleaux, les baleines et les rennes en liberté… et le tout recouvert de neige et illuminé d’aurores boréales en hiver…), c’est un monde à découvrir pour qui aime se balader, mais c’est aussi un autre d’état d’esprit: ici, la nature est à tout le monde, c’est d’ailleurs l’un des premiers articles de la constitution norvégienne. Cela en fait une richesse à préserver, mais aussi des règles différentes de chez nous : on peut traverser librement le jardin de quelqu’un ou faire du camping sauvage n’importe où, c’est autorisé !
Tu as choisi de rester pour y travailler, c’est quoi le travail de paysagiste dans le grand nord ?
Je pense qu’on peut travailler de plein de manières différentes dans le grand nord, et je ne me considère pas experte en la matière… Mais ce que je trouve très singulier et fabuleux, c’est la mélodie irrégulière que forme l’énergie des gens selon les saisons. Ici en hiver il fait très froid et sombre (le soleil ne passe carrément plus l’horizon de fin novembre à fin janvier), ce qui est rude pour le travail (on ressent souvent un gros coup de barre après midi, quand il fait nuit noire) et aussi pour se sentir motivé pour sortir le soir et les week-ends. En été en revanche, dès le réveil on est rempli d’énergie, on ressent beaucoup d’excitation dans les activités, les projets, les conversations, et comme il fait jour toute la journée et toute la nuit, ça donne envie d’aller se promener, de se baigner, de papoter à toute heure et jusqu’à point d’heure !
La vie des concepteurs s’adapte ainsi à ces conditions climatiques assez exceptionnelles, à cause desquelles il faut sans cesse penser à des aménagements résilients au vent glacial, à la neige massive, au verglas et au gel, à la nuit polaire… Les paysagistes doivent aussi réfléchir soigneusement aux végétaux qui seront plantés : nombreux sont ceux qui ne survivent pas au climat ou à l’alternance de l’hiver très long et de l’été très court.
Parfois les besoins des projets sont surprenants, et contre-intuitifs par rapport à ce dont nous avons l’habitude chez nous : il ne faut pas oublier les équipements de chauffage du sol pour construire pendant l’hiver, on doit parfois placer des câbles chauffants sous les revêtements de sol pour éviter d’avoir à faire passer une déneigeuse tous les jours… des pratiques pas toujours très écologiques, auxquelles il a fallu que je m’habitue. Cependant, les conditions de travail en Norvège sont de bonne qualité : les plages horaires sont condensées (8h30-16h) pour laisser du temps libre, les déjeuners sont gérés par une personne employée par l’agence, un kiné vient masser l’équipe tous les quinze jours, et il y a souvent des journées de formation ou d’activités sociales proposées à tous.
Tes projets pour la suite ?
Pour le moment, mon premier objectif c’est d’améliorer mon norvégien ! C’est dur mais ça vient, petit à petit… je me mets à comprendre des petits bouts de phrases pendant les réunions avec des clients, c’est encourageant mais encore très frustrant, car je travaille sur des projets et ne peux pas en parler de manière fluide. Heureusement, on ne me met pas de pression, l’agence Verte étant habituée aux concepteurs venus de toute l’Europe (80 % des membres de l’agence sont d’origine étrangère).
Je peux dire que je suis contente de ma reconversion, même si je ne sais pas si je pourrai travailler devant un ordinateur toute ma carrière… pour mes prochaines missions, après Verte (j’ai été prise pour un remplacement, en CDD d’un an) j’essaierai de sélectionner un milieu où je puisse faire davantage de terrain. C’est l’avantage du métier de paysagiste: on est tellement généraliste que les missions peuvent prendre toutes formes et couleurs !
Je suis aussi reconnaissante à l’école pour tout ce que j’ai évoqué, pour ce spectre immense de connaissances que l’on peut acquérir dans tellement de domaines différents. Pour moi, ça a été souvent l’occasion de me poser les questions « Qu’est-ce qui m’intéresse vraiment ? Qu’est-ce que j’aimerais approfondir ? Est-ce que ce travail me fait plaisir ? Est-ce que les choses que j’apprends me rendent plus heureuse, fière ? ». Et je réalise que cela me fait du bien de me les poser encore aujourd’hui.